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18/06/2018

Mansfield Park de Jane Austen

Offrons-nous ce luxe qu'est le silence. 

jane austen,mansfield park,fanny price,amour,confrontation de valeurs,théâtre,sociétéContinuant joyeusement ma découverte des romans de Jane Austen*, c'est dans Mansfield Park que j'ai eu l'inspiration de me plonger il y a quelques mois. Honnêtement, il me faisait pourtant un peu peur. Si j'en crois mes trois précédentes expériences de lecture avec l'auteure, ses livres ne sont pas de ceux que je dévore dès l'ouverture. Il me faut toujours un certain nombre de pages pour entrer dans l'histoire. Sachant que Mansfield Park est le roman le plus épais (ou presque) de sa courte bibliographie, j'escomptais ne pas sortir du sable avant un moment. A cela, s'ajoutaient un résumé et surtout un personnage principal, semblait-il, peu palpitants à propos desquels se partagent les lecteurs d'Austen. Du coup, en empoignant Mansfield Park, j'ai un peu eu l'impression que ma vie de lectrice de Jane Austen se jouait là, et que ça allait être quitte ou double (c'est fou les films qu'on se fait, parfois, avant d'entamer un bouquin). 

Le résumé et le personnage principal peu engageants a priori, les voici : Fanny Price a une dizaine d'années lorsqu'elle est recueillie par son oncle et sa tante Bertram (à l'instigation de son autre tante Norris), parentèle qu'elle ne connait ni d'Ève ni d’Adam mais qui a l'avantage d'être fort aisée, au contraire de sa propre famille. Elle débarque donc dans un noyau familial très comme il faut, c'est-à-dire où règnent l'ordre, la mesure en toute chose, la bonne éducation et une certaine hypocrisie superficielle. Dans cet environnement policé, elle dénote par son apparente médiocrité : Fanny n'est pas spécialement belle, ne brille pas par sa personnalité ni par sa culture, n'a aucun talent particulier et développe une constitution peu robuste. En somme, elle n'a pas grand chose pour elle, à côté de ses deux cousines qui la dédaignent ouvertement.
Fanny Price est donc de ces anti-héroïnes que l'on aborde la mine circonspecte, considérant qu'elle excelle si bien à se fondre dans le décor, à mi-chemin entre l'animal de compagnie et la lampe de chevet, qu'on a peine à imaginer qu'il lui arrive quoique ce soit. Jane Eyre, à côté, est le summum de l'aventurière. 

Tout le monde autour d'elle était gai et affairé, avait un air de bonheur et le sentiment de sa propre importance, chacun avait un objet d'intérêt, son rôle, son costume, sa scène favorite, ses amis et comparses ; tous s'employaient à délibérer et à comparer, ou à se divertir en proposant des traits d'esprits pleins d'enjouement. Elle seule était triste, elle seule était sans importance aux yeux des autres ; elle ne prenait part à rien ; elle pouvait rester ou s'en aller, se trouver au milieu de tout leur tintamarre ou bien se retirer dans la solitude de la chambre de l'Est, sans qu'on remarquât son absence. Elle était près de penser que tout eût été préférable à cet état de choses. 

Et ne croyez pas que tous ces aspects vont s'améliorer avec l'âge : il n'en est rien. C'est à peine si elle ne devient pas plus transparente encore, excepté peut-être pour son cousin Edmund avec qui elle développe une amitié toute en retenue. Mais alors, quid ? Et bien sous ses atours sans séduction, Fanny Price n'en a pas moins une personnalité fascinante par son étonnante stabilité. Elle se révèle totalement sourde aux sirènes de la modernité, c'est-à-dire de l'inconstance si on en croit le propos d'Austen en filigrane, incarnées par les Crawford. Là où ces derniers mettent le boxon, Fanny reste droite et ne dévie pas de ses positions à l'endroit de tous. Force est de constater, d'ailleurs, qu'elle est un fin limier et que sa médiocrité intellectuelle et sociale n'est qu'apparente. Alors bien sûr, j'entends déjà les persifleurs soupçonner Fanny Price d'être une vieille fille conservatrice bien ennuyeuse outrée de pas grand chose - notamment de cette histoire de théâtre, dont on se demande si elle ne la confond pas malencontreusement avec une partie fine au fond du jardin. Oui, MAIS tout est une question de contexte historique. Cette posture est aussi celle de la gentry rurale de l'époque, campée également par Lord Bertram, et affirme la continuité de toute chose et, principalement, de l'ordre établi. Rien ne doit être dérangé. Ce que l'on peut appeler ennui ici est, pour Fanny et son oncle, le garant de l'équilibre et de la sérénité. Inversement, les bien plus romanesques Crawford se révèlent les parangons de la superficialité, de la fausseté (et dans cette optique, le jeu théâtral qui tient une large part du roman prend un toute autre visage), et de l'éphémère. Il n'y a rien à construire sur un tel terreau. On s'y frotte, on s'y brûle un peu éventuellement (Edmund, riprizent), puis on revient aux valeurs sûres incarnées par Fanny Price. 
Contre toute attente, tant le propos était passionnant, j'ai donc pris beaucoup de plaisir à ce choc des titans où l'esprit conservateur se heurte à la tornade moderne.

J'ai finalement moins goûté la fin, trop moralisatrice à mon goût. J'aurais apprécié que l'auteure interroge ultimement cette dichotomie qu'elle développe tout du long et, comme elle l'a fait précédemment, qu'elle mette à mal l'orgueil et les préjugés de ses personnages. Au contraire ici, après la pluie vient le beau temps et l'ordre initial conservateur est retrouvé d'une façon qui tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, tout en étant téléphonée (et c'est quand même fort de café de combiner les deux). Mais soit, ce petit bémol ne me gâche pas le roman pour autant. C'est toute une société à la croisée des chemins qui s'y joue sous nos yeux - et se joue parfois un peu de nous. Il n'y a plus qu'à s'asseoir et à goûter les saveurs subtiles de la mise en abyme (et, disant cela, je repense évidemment à Entre les actes, mais ceci est une autre histoire). 

PS : J'attendais de finir le roman pour me lancer dans l'adaptation de 1999 de Patricia Rozema disponible sur Netflix. Verdict : c'est de la m.... J'ai tenu 50 min, outrée à chaque scène. Vous pouvez passer votre chemin sans hésitation. Ok, Fanny Price n'est pas le personnage le plus romanesque du monde, donc le plus évident à rendre à l'écran de façon heureuse, mais ce n'est pas une raison pour prétendre faire mieux que Jane Austen, réécrire le personnage principal et la plupart des éléments clés pour espérer faire mieux. Parce qu'appelons un chat, un chat : du coup, ça n'a plus rien à voir DU TOUT avec l'oeuvre source et donc, ça ne s'appelle pas une adaptation. 

*Précédemment chroniqués : Orgueil et préjugés, Northanger Abbey, Raison et sentiments

jane austen,mansfield park,fanny price,amour,confrontation de valeurs,théâtre,sociétéLe mois anglais chez Lou et Cryssilda

23/06/2017

Raison et sentiments de Jane Austen

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Elle était plus forte seule, et son bon sens la soutenait si bien que sa maîtrise d'elle-même était aussi sûre, son apparence de gaieté aussi invariable qu'il était possible de l'imaginer sous l'empire de regrets aussi poignants et aussi récents. p. 140

C'est dingue comme on évolue. Il y a seulement quatre ans, je confessais que Jane Austen me tombait des mains à chaque tentative et que l'engouement qu'elle suscitait me laissait fort dubitative. Et puis j'ai fini par me départir de mon orgueil et de mes préjugés à son endroit pour lire et, à ma grande surprise, me délecter de son roman le plus célèbre un an et demi plus tard. Northanger Abbey , et à présent Raison et sentiments, ne font que confirmer cette nouvelle accointance. Au delà d'un facile mais vrai y a que les cons qui ne changent pas d'avis, cette prime difficulté - fréquente - à apprécier l'oeuvre de la romancière révèle aussi une qualité cruciale de son écriture : la subtilité. On parle beaucoup de son ironie mais on ne dit pas assez à quel point elle est fine. Résultat : l'écueil de la lire au premier degré est terriblement tentant (ce que j'ai longtemps fait) et c'est là qu'on se fait chier comme un rat mort que le bât blesse. 

Disons le clairement : Jane Austen travaille avec du fil de soie. Dès le premier roman que voilà, on découvre tout le matériau de ses œuvres postérieures : quelques familles de la gentry - très peu, au final, et de la gentry exclusivement - la campagne anglaise confrontée à la capitale ou à quelque autre lieu cosmopolite dont il s'agira de questionner le rapport, les relations humaines - familiales et évidemment amoureuses - et l'argent. Cette énumération, brève, des thématiques d'Austen pourrait servir à ses six romans, si j'en crois la plupart des commentateurs et je suis assez tentée d'abonder dans ce sens au vu des trois romans que j'ai eu le plaisir de découvrir. On dit de bien des auteurs qu'ils écrivent finalement toujours le même livre ; c'est particulièrement prégnant chez Austen qui ne se cache pas d'un champ d'exploration extrêmement ténu : celui de son milieu. On pourrait presque voir en elle une entomologiste affûtée à qui la distance littéraire permet la critique passionnante.  

Mrs Dashwood plut également à lady Middleton. Il y avait chez toutes les deux un égoïsme et une sécheresse de cœur qui les attiraient mutuellement ; et elles communiaient, l'une, l'autre, dans une insipide correction et un manque complet d'intelligence. p. 228

Dans Raison et sentiments, elle choisit d'incarner à travers deux sœurs pourtant très proches des caractères fondamentalement opposés à l'égard des relations humaines. Elinor, l'aînée, est réfléchie. Elle voit en la mesure et la pondération les garants, si ce n'est du bonheur, du moins de l'équilibre et de la sérénité. Marianne, la cadette, incarne la passion exacerbée (à remettre dans le contexte de 1811) et un certain penchant à concevoir la sensibilité comme guide éclairé en toute situation.
Dessaisies de toute possibilité d'héritage, comme de juste, au profit de leur demi-frère aîné d'une radinerie qui n'a d'égale que sa certitude erronée d'être bienveillant, elles se voient dans l'obligation de quitter Norland Park pour le modeste cottage d'un lointain parent dans le Devonshire. Ce départ oblige Elinor à faire le deuil d'une relation qu'elle commençait tout juste à tisser avec Edward Ferras, le frère aînée de sa belle-sœur. Elle n'est pas assez riche : une union est donc radicalement exclue avec les Ferrars. L'argent, décidément, est et sera toujours l'aune des relations sentimentales.
A Barton Cottage, la nouvelle vie des soeurs Dashwood, qu'elles imaginaient paisible et solitaire, se trouve rapidement remplie de la société des Middleton, de Mrs Jennings, et de quelques autres. Parmi eux, le colonel Brandon, un vieux garçon (c'est-à-dire un homme de trente-cinq ans : et paf, prends ça dans ta gueule, la vieille !) qui n'est pas loin de ressembler à Elinor dans sa retenue sous laquelle point pourtant un sentiment puissant et fiable pour Marianne et Willoughby, le tombeur de ses dames que Marianne croise, pour le plus grand malheur de son petit cœur de guimauve, un jour de pluie dans la lande. Et voilà le triangle qui va bien, pas très loin d'un mauvais scénario de sitcom. Et disant cela, nous avons presque tout dit de l'histoire, considérant que comme dans Orgueil et préjugés, le roman se finit plutôt bien par quelques mariages. 

En dépit de toutes les améliorations et embellissements qu'il avait entrepris à Norland, en dépit des millions de livres qu'il avait failli vendre à perte, on ne découvrait aucun signe de cette indigence à laquelle il avait essayé de faire croire, aucune pauvreté n'apparaissait si ce n'est dans la conversation ; mais là, le déficit était considérable. p. 232

Ce n'est décidément pas pour quelques rebondissements qu'il faut lire Jane Austen car il n'y en a pas. Au contraire, si l'on part avec cet espoir, on risque de s'engluer dans une telle série de promenades, de breakfast et de visites de courtoisie, qu'on en viendrait à s'étouffer avec son scone. Moi-même, pour ne rien vous cacher, j'ai trouvé un peu le temps long pendant un bout de temps. Mais c'est qu'il faut, décidément, saisir tous ces moments a priori blancs et insipides comme autant de motifs ironiques sur la toile sociale pré-victorienne. A l'image d'Elinor, à qui elle offre un mariage d'amour comme une manière de récompenser sa retenue, son bon sens et l'harmonie qu'elle s'ingénie à entretenir dans ses rapports à autrui, Jane Austen vise une harmonieuse retenue stylistique. Il n'est pas question de faire de vagues et de crier entre les lignes Tu l'as vue, ma belle ironie ? Chez Austen, tout se tient, rien ne dépasse, le canevas est précis et la toile parfaite. Tout cela tient bien plus de la micro-gravure que de l'huile sur toile de cinq mètre par trois. D'aucuns trouveront cette perfection minutieuse ennuyeuse mais on ne peut manquer pourtant d'en admirer le travail d'orfèvre. 

Marianne ne se fût pas pardonné si elle avait pu dormir tant soit peu la première nuit après le départ de Willoughby. Elle aurait eu honte de regarder les siens en face, le lendemain matin, si elle ne s'était pas levée plus fatiguée que lorsqu'elle s'était couchée la veille au soir. p. 85


A l'opposé d'un tel idéal de mesure, Marianne, la sentimentale au sens péjoratif du terme - car ce n'est pas le sentiment amoureux que fustige Austen mais la sensiblerie, le laisser aller qu'il occasionne chez un esprit qui abandonne toute maîtrise de soi -, est le produit de toute une littérature romanesque prompte à exciter la médiocrité (plus je lis Austen, plus je me dis qu'elle aurait détesté toutes les austeneries que son oeuvre a suscité...). Cependant, il ne me semble pas qu'il faille voir dans Raison et sentiment une visée moralisatrice aussi explicite qu'aurait pu l'appeler une déchéance totale de Marianne. Encore une fois, l'auteure donne dans la subtilité. Si jugement il doit y avoir, il est soumis au discernement du lecteur invité à nourrir une réflexion sur le nécessaire équilibre. D'ailleurs, Austen elle-même ne finira-t-elle pas par proposer un syncrétisme de ces deux penchants inévitables de l'être humain en la personne d'Elizabeth Bennett, chez qui s'harmonisent la perspicacité et la passion ? On pourrait même s'aventurer plus loin et voir en ce premier roman un art romanesque et critique annonciateur du reste de l'oeuvre de Jane Austen : comme une manière de mettre en parallèle la nécessaire harmonie entre les êtres et celles entre les mots ?

Mais en posant cette dernière phrase, je m'aperçois qu'il me faudrait connaître bien mieux Austen pour juger si je commence ou pas à fumer les rideaux. Je m'arrête donc et vais tâcher d'être raisonnable. La suite au prochain roman, que j'ai déjà hâte de découvrir ! Avis aux connaisseurs de l'auteure : je me lance dans quoi maintenant ? Mansfield Park ? Persuasion ? Emma

 

Raison et sentiments de Jane Austen, traduit par Jean Privat, 10/18, 2004|1982], 383p. 

 

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Le mois anglais chez Lou et Cryssilda

4ème lecture

LC autour de Jane Austen